Ils venaient de Guinée-Bissau, du Congo, du Sénégal ou du Nigeria. Esclaves en fuite, ils créèrent en 1603 au coeur de la forêt amazonienne le village de Palenque de San Basilio en Colombie. Quatre siècles plus tard, leurs descendants n’ont rien renié de leurs origines.
Thank you for reading this post, don't forget to subscribe!Dans la touffeur d’un après-midi tropical, les pieds des enfants martèlent le sol poussiéreux jonché de cailloux. Leurs mouvements saccadés marquent le rythme inépuisable du tambour. Ils ont à peine 10 ans et, comme de bons petits soldats, connaissent déjà leurs chorégraphies sur le bout des… orteils. À Palenque de San Basilio, la danse est un combat. Une lutte quotidienne pour la survie d’une culture qui a bien failli disparaître : celle des anciens esclaves africains de Colombie.
Dans tout le pays, Palenque de San Basilio est considéré comme un village d’irréductibles, symbole de résistance et de liberté. Au pied des montagnes, à une heure de la côte caraïbe, ce village de 3 500 habitants fondé en 1603 par trente-sept esclaves occupe une place à part dans le cœur, l’histoire et les revendications des Africains-Colombiens. Originaires de Guinée-Bissau, du Congo, du Sénégal ou du Nigeria, ces pionniers ont fondé le premier palenque (village fortifié habité par des esclaves en fuite) de l’histoire latino-américaine.
Pendant quatre siècles, les Palenqueros ont vécu coupés du monde. Une autarcie salvatrice, puisque leur héritage africain est aujourd’hui presque intact. Mélange d’espagnol, de portugais, d’allemand et de langues bantoues comme le kimbundu et le kikongo, la langue palenquera en est le meilleur témoignage.
Si, jusqu’au milieu du XXe siècle, le village a su se préserver du monde extérieur, la nécessité de nourrir leurs familles a par la suite poussé les Palenqueros à migrer vers les villes et villages alentour. Ils se sont alors heurtés au racisme et aux moqueries des Colombiens. Sur le seuil de sa maison au toit de palmes, dans son fauteuil à bascule, Concepción Hernández se souvient : « Ils se moquaient de notre façon de parler. Ils disaient que les nègres comme nous n’étaient même pas capables de travailler dans leurs champs. »
Humiliés, les émigrants cultivent alors un sentiment de honte et de rejet de leur propre culture. « Lorsqu’ils sont rentrés au village, les parents ont dit à leurs enfants qu’il ne fallait plus parler palenquero, mais espagnol », raconte Solbay Cáceres. Ironie de l’histoire, cette objurgation était énoncée en… palenquero. Brutalement, la langue maternelle a donc cédé la place à l’espagnol. Dans les années 1980, un tiers des habitants seulement, les plus anciens, s’obstinaient à la parler.Pourtant, une discrète révolution va bientôt s’amorcer. Une poignée de villageois finissent par être admis dans les grandes universités colombiennes. Une élite intellectuelle et militante, influencée par le mouvement des droits civiques aux États-Unis, qui découvre l’anthropologie, la sociologie et surtout la linguistique. Les jeunes Palenqueros prennent conscience de la lente disparition de leur culture. Le renouveau de la langue sera leur premier cheval de bataille. Ils organisent une vaste opération de collecte d’informations, et un dictionnaire palenquero voit le jour. Dix ans plus tard, les premiers cours d’ethno-éducation se mettent en place. Avec une obsession : la sauvegarde de l’identité palenquera.
« Il faut préparer les jeunes qui vont quitter le village à ne pas devenir les ennemis de leur propre culture », explique Manuel. Dans l’école du village, on enseigne les traditions palenqueras, on fait appel aux témoignages des plus anciens, et, surtout, on apporte une autre vision de l’histoire colombienne : « Il faut parler de ce que les Noirs ont apporté à ce pays, soutient le Pr Rodrigo Miranda. Parler de Simón Bolívar ? Oui, bien sûr, mais aussi de Benkos Biohó [le fondateur de Palenque de San Basilio]. »
Sans appui extérieur, les villageois se mobilisent pour faire reconnaître l’authenticité de leur culture et déposent un dossier de candidature auprès de l’Unesco. En 2008, leurs efforts sont récompensés : Palenque de San Basilio est inscrit au patrimoine immatériel de l’humanité. Leur musique, leur danse et leur gastronomie font l’objet de programmes de préservation et de valorisation. Pour les Palenqueros, c’est une victoire à la fois culturelle et politique.
Un modèle pour les communautés
Désormais fiers de leurs racines africaines, les Palenqueros n’entendent pas s’arrêter en si bon chemin et s’efforcent d’obtenir leur autonomie administrative et politique. Depuis 1993, la législation colombienne reconnaît des droits spécifiques aux communautés d’afro-descendants. En 2008, Palenque de San Basilio a déposé une demande auprès de l’État pour devenir propriétaire des 7 300 ha que compte le village, afin d’obtenir une autonomie équivalente à celle dont bénéficient les communautés indigènes. « Ils sont notre modèle. Nous sommes en contact permanent avec eux », révèle l’anthropologue Jesús Palomino.
Un modèle, Palenque de San Basilio l’est devenu pour l’ensemble des communautés afro du pays. « Avant notre combat, il n’y avait aucune politique publique pour les Africains-Colombiens, rappelle Palomino. Aujourd’hui, on aide les autres communautés, on partage avec eux notre savoir-faire en termes de préservation du patrimoine et on assure un soutien juridique. » Palenque de San Basilio continue donc de construire sa légende, au rythme des combats quotidiens. Comme une danse sans cesse recommencée.
Source : Jeune Afrique